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2015-01 Nouveau manuscrit de Celano (vie de saint François)

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C’est un recueil à peine plus grand qu’un paquet de cigarettes, mal ficelé, dépenaillé, sans couverture. Cent vingt-deux feuillets d’un mauvais parchemin, couverts de caractères latins minuscules et partiellement effacés.

Autant dire un ouvrage à la limite du déchiffrable. Vendredi 16 janvier, à la séance hebdomadaire de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, sa présentation a pourtant suscité l’enthousiasme de l’aréopage d’historiens réunis pour l’occasion. Elle a aussi confirmé la fierté des responsables de la Bibliothèque nationale de France (BNF), qui vient d’acquérir ce manuscrit pour 60000euros.

Les spécialistes considéraient que l’affaire était close

C’est qu’on ne retrouve pas tous les jours uneVieinédite de François d’Assise ! Encore moins rédigée par son premier biographe, Thomas de Celano, dans l’Italie du début du XIIIsiècle! Et quand on dit«pas tous les jours», c’est un euphémisme : les spécialistes considéraient jusqu’ici que, en matière d’écrits essentiels sur la vie du «Poverello», devenu le saint le plus populaire de l’Eglise catholique, l’affaire était close.

Beaucoup, mais pas Jacques Dalarun.«D’ordinaire, on trouve ce qu’on ne cherche pas. Là, j’ai trouvé ce que je cherchais : c’est assez rare pour être signalé !», admettait-il, heureux, après avoir livré les détails de ce que ses confrères ont aussitôt qualifié de«prodigieuse découverte ».

Spécialiste mondialement reconnu de la «question franciscaine », ce médiéviste du CNRS, ancien directeur de l’Institut de recherche et d’histoire des textes (IRHT), préfère évoquer la chance qui l’a conduit à ce précieux manuscrit plutôt que s’attribuer le titre de «découvreur ».Chance à laquelle, à y mieux regarder, il aura donné un sacré coup de pouce.

Une version officielle enrichie de merveilleux

La «question franciscaine »? Voilà qui ne dira pas grand-chose au néophyte. Pour les experts, il s’agit d’une affaire cruciale. L’enjeu ? Ni plus ni moins que de déterminer sur quelles bases fiables écrire la vie de ce fils de marchand italien, né en 1181 à Assise, mort en 1226, fondateur de l’ordre des Frères mineurs (ou ordre franciscain), chantre de la fraternité universelle et de l’absolue pauvreté.

Car les écrits de Bonaventure, nommé ministre général des franciscains en 1257 et chargé quelques années plus tard de rédiger une biographie du saint patron des animaux, sont à la vie de François ce que les Evangiles sont à la vie de Jésus : une version officielle enrichie de merveilleux, rédigée sur la base de légendes se recopiant les unes les autres. Le tout dans un but précis : conceptualiser le franciscanisme tout en s’efforçant de maintenir la cohésion au sein de la communauté, rongée par des dissensions entre défenseurs de la pureté des origines et partisans d’une vision plus conventuelle et cléricale.

« On n’avait plus fait une découverte de cette importance depuis près d’un siècle »
André Vauchez, spécialiste de l’histoire de la sainteté médiévale

Pour cerner la vraie vie de François d’Assise, pour approcher au plus près le sens de son action et de son expérience, il faut se tourner vers son premier biographe : Thomas de Celano, qui le connut personnellement. En 1228, année de la canonisation de François, ce religieux franciscain au remarquable talent de conteur est chargé par le pape Grégoire IX de réaliser sa biographie : c’est laVita prima. A la demande du chapitre général, il rédige vers 1246-1247 une nouvelle vie de saint François : laVita secunda, plus décousue que la première, bien qu’intégrant des détails et des faits nouveaux.

Des écrits d’une valeur historique considérable, mais dont seules quelques dizaines d’exemplaires nous sont parvenus. En 1266, trois ans après que Bonaventure eut présenté sa propre biographie, le chapitre général de Paris ordonne en effet la destruction de toutes lesViede François d’Assise à l’exception de cette dernière, déclarée la seule authentique et digne de foi.

Un maillon manquant

UneVita prima en 1228, unesecunda près de vingt ans plus tard… Entre les deux, rien. Ou un maillon manquant ? Ce texte qu’on ne connaîtrait pas encore, qui pourrait résoudre une partie des questions laissées en suspens sur la vie du Poverello, Jacques Dalarun a l’intime conviction de son existence depuis 2007. Cette année-là, il est en effet parvenu à déchiffrer et à reconstituer, à l’aide de manuscrits épars, une légende de saint François contant les deux dernières années de sa vie : un texte qu’il nommeLégende ombrienne, qu’il attribue à Thomas de Celano, et dont la rédaction se situe entre 1237 et 1239.

Intrigué par le fait qu’il commence à la stigmatisation de François sur l’Alverne (1224) et non à sa naissance, le médiéviste soupçonne que ce récit est le fragment d’un texte plus important. Voire – sait-on jamais ? – d’une nouvelleVie du bienheureux François… Celle-là même qui est au cœur du précieux manuscrit dont la BNF est désormais détentrice, à l’issue d’une cascade d’événements relevant tant de l’expertise professionnelle… que de l’amitié.

« Le 15 septembre 2014, je reçois un mail de mon confrère américain Sean Field, qui vit dans le Vermont,me signalant un manuscrit en vente sur le site Les Enluminures – l’une des meilleures galeries sur le Moyen Age et la Renaissance »,raconte Jacques Dalarun.Ce manuscrit, d’où provient-il ?«Par tradition, les marchands de ce type d’objets livrent très peu de renseignements sur leur précédent propriétaire – du moins avant la vente. La seule indication qui nous a été donnée est “private continental collection” ».

« Il y avait tout dans ce prologue »

L’essentiel est ailleurs : le recueil contient uneViede saint François incluant laLégende ombrienne, et s’accompagne d’une très bonne notice d’expert, qui conclut en se demandant s’il ne s’agit pas d’uneViejusqu’alors inconnue due à Thomas de Celano. L’historien consulte en toute hâte la reproduction en ligne du prologue de cetteVie, le déchiffre… Et son cœur s’arrête de battre.

«Il m’a suffi de lire cette page pour comprendre de quoi il s’agissait,poursuit-il. En quatorze lignes, il y avait tout dans ce prologue ! Son auteur dit : “C’est moi qui ai écrit laVita prima” – il s’agit donc de Thomas de Celano. Il précise : “C’est toi, Frère Elie, qui m’avais tout dit” – ce qui nous apprend que sa première Vielui avait été “soufflée” par ce compagnon de François, qui lui succéda de 1232 à 1239 à la direction de l’ordre. Et il ajoute en sub­stance : “Certains se plaignent que ma Vita prima est trop longue, on me demande de l’abréger” – dont acte. Cela faisait dix ans que je tournais autour de l’idée que Thomas de Celano avait écrit une vie intermédiaire, sous Frère Elie : ce prologue ne m’a donc rien appris, mais m’a tout confirmé.»Jacques Dalarun devrait sauter de joie : il est au contraire abattu par cette découverte.« Je me suis dit : “Voilà, j’ai tout sous la main, mais il s’agit d’une collection privée : quelqu’un va l’acheter et demain il va disparaître !”»

Le secret, pour ne pas faire monter les enchères

Puis l’historien reprend ses esprits. Se souvient qu’il a«une très bonne amie à l’endroit où il faut ».Il appelle Isabelle Le Masne de Chermont, directrice du département des manuscrits de la BNF… qui comprend immédiatement, elle aussi, l’enjeu de l’objet.«Je connaissais bien les travaux de Jacques. Quand il me parle du maillon manquant de la légende franciscaine, je ne lui demande pas de me faire un exposé de trois heures. Tout de suite, je sais qu’il faut qu’on voie le manuscrit!», sourit-elle.

Et c’est ainsi que la BNF, dans le plus grand secret pour ne pas faire monter les enchères, acquit la vraie secondeVie de François d’Assise, actuellement en cours de numérisation dans ses ateliers.

Ensuite ? Pour les exégètes, les conséquences de cette trouvaille textuelle sont encore difficiles à estimer. La qualifiant d’«événement majeur pour l’histoire franciscaine»,André Vauchez, spécialiste de l’histoire de la sainteté médiévale, rappelle qu’«on n’avait plus fait une découverte de cette importance depuis près d’un siècle»,et estime que cette nouvelleVita «va mener à reconsidérer toute la chronologie des biographies de François».

Une équipe de scribes des années 1230

Historien de la littérature latine médiévale et « découvreur » de plusieurs dizaines de sermons inédits de saint Augustin, François Dolbeau se réjouit, quant à lui, de voir confirmé que«l’histoire des textes peut être une science exacte»,et de savoir que «  la chronologie des premièresVie de François est maintenant assurée».Tous attendent désormais les résultats du petit groupe de travail que la BNF et l’IRHT ont décidé de monter, pour tirer tout le miel possible de ce trésor sorti de l’oubli.

Car ce petit volume ne contient pas qu’une nouvelleViede Thomas de Celano, d’ores et déjà déchiffrée et traduite par Jacques Dalarun. Loin de là! La légende n’occupe qu’un huitième du recueil. Le reste, non encore étudié, comprend – entre autres – divers florilèges, des collections de sermons, lesAdmonitionsde François d’Assise et un commentaire duPater noster.

L’ensemble, dont l’origine italienne«ne fait paléographiquement aucun doute»,a été produit par une équipe de scribes œuvrant dans la décennie 1230. «Tout indique donc que ce manuscrit, sorte de petite bibliothèque portative, provient d’un couvent franciscain d’Italie centrale proche d’Assise. Qui était le Frère mineur qui avait ce codex dans la poche de sa tunique? A quoi servait-il? A la prédication? A recueillir la mémoire de Frère François?»,s’interroge Jacques Dalarun. Le groupe de travail qu’il a constitué se donne deux ans,«avec cinq ou six très bons spécialistes des différents types de littérature présents dans le manuscrit,pour le laisser accoucher de sa vérité ».

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